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samedi 13 février 2016

Bibliothécaire, c'est fatiguant



Il y a des blagues qui courent sur le métier de bibliothécaire, comme quoi c'est cool et pas fatiguant. Bon, ceux qui l'ont exercé savent qu'il peut être physiquement fatiguant dès la première semaine, entre les kilos de documents à déplacer, les horaires décalés et l'accueil des usagers.
Mais ce que les "autres" (qui ne sont pas des aliens, non, juste les personnes qui n'exercent pas notre métier) savent encore moins, c'est que c'est un métier psychologiquement fatiguant.


Travailler en bibliothèque territoriale, c'est épuisant. C'est frustrant. C'est énervant. C'est déprimant. Pour les habitués de ce blog, ce discours n'a rien de nouveau. Je passe ici mon temps à râler. Mais aujourd'hui, je suis fatiguée.
Je suis revenue au travail il y a quelques temps, après plusieurs mois d'absence. Durant lesquels je n'ai pas été remplacée : mes collègues ont apprécié... Ils se sont débrouillé, il fallait bien. Depuis que je suis revenue, d'autres collègues ont dû s'arrêter, plusieurs en même temps, problèmes de santé divers et variés, toujours pour deux mois au minimum. Non remplacés eux aussi. On tourne à 60% de notre effectif depuis longtemps. On galère. On tient bon face au public, on fait de notre mieux, on camoufle les trous, les insuffisances, le manque de temps, de compétences. On est polyvalent, on fait dans le transversal, de vrais petits soldats de la mutualisation. Mais on fatigue. Tous.

Il ne faut pas que ça se voit, alors on doit proposer une programmation culturelle comme si de rien n'était. Les animations, il n'y a que ça de vrai, de tangible, de montrable, de comptabilisable pour pointer les actions d'un mandat électoral. Alors, cahin caha, on bricole des trucs à la dernière minute, en urgence, comme si la vie d'un patient en dépendait. Alors que la vie, l'avenir de nos concitoyens, se joue réellement dans les services les moins "vendeurs" : les ressources que nous proposons, et la médiation que nous faisons de ces ressources (l'accueil du grand public, les formations et les accueils de groupes, les créations ou animations de communautés d'intérêt réelles et virtuelles, et j'en passe). Alors on court pour faire ce qui se voit, des trucs avec des discours, des petits fours et de la pub dans la feuille de chou locale, alors qu'on devrait oeuvrer pour améliorer ce qui ne se voit pas depuis le haut mais que les usagers, nos égaux, nos partenaires dans la vraie vie, reconnaissent : la qualité et la constance de nos services.

Je sais, mon raisonnement est sujet à argumentation, à critique ; bien sûr, nous sommes au service de la collectivité, pas d'une espèce d'idéal auto-généré de ce que devrait être la fonction d'un bibliothécaire. Mais je suis fatiguée. Fatiguée que ma réalité quotidienne soit aux antipodes d'une gestion saine et rationnelle d'une bibliothèque.
Je ne vois pas ce que je pourrais apporter dans mon métier si je ne me sens jamais en phase avec les missions et les tâches qui me sont assignées. Serais-je de l'espèce dinosaurus bibliothecus ? J'espère que non, vu mon âge, mais je le crains parfois.
Je ne sais pas vraiment quoi faire de ma vie, mais j'ai envie d'arrêter d'exercer mon métier.

Il y a quelques mois, j'ai vu une bibliothécaire pour laquelle j'ai beaucoup de respect jeter l'éponge et partir du métier. Dans les dernières heures, une autre bibliothécaire respectée, bien connue des réseaux professionnels, a exprimé son ras-le-bol et son désir de faire de même.

Arrêter. Me reposer. Détourner mon regard de cette petite dame qui s'accroche aux livres pour s'accrocher à la vie, de cette gamine qui fait ses devoirs chez nous parce que c'est là seulement qu'elle peut les faire sérieusement, de ce bébé qui rit à la lecture d'une histoire, de ce père de famille qui a besoin de nous pour transmettre son goût de la lecture à ses garçons, de ce vieil homme qui cherche ses repères dans une société où il est arrivé en tant que réfugié... Détourner mon regard de tous ces gens auxquels je m'attache, jour à après jour, dont j'aime tant voir le sourire s'épanouir sur leur visage, lorsque je leur sors le bon livre, la bonne référence, ou juste la bonne blague pour égayer leur journée ? Sérieusement ? Comment puis-je faire une chose pareille sans perdre mon âme ?

Je ne sais pas.
La bibliothécaire n'a pas la réponse, n'en déplaise à Neil Gaiman.