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mardi 21 juin 2016

Littératie numérique : les ados à l'épreuve



J'ai assisté aujourd'hui à une scène à la fois ubuesque de mon point de vue, et pourtant parfaitement courante, qui démontre à quel point nos ados sont ignorants de la technologie qui les entoure. Cette scène étant parfois carrément cocasse, je m'en vais donc vous la conter.

Aujourd'hui, Sarah (*) et ses copines débarquent à l'espace numérique. Sarah a 12 ans, elle a perdu sa carte de bibliothèque, on vient de la lui remplacer. Elle est rigolote et souriante. Elle a besoin d'un accès aux PC.
Pas de problème, mais il faut que j'enregistre sa nouvelle carte dans le système de gestion de l'EPN (oui, ce n'est pas automatique, c'est nul). Ça prend un peu de temps.
Elle veut créer un document et faire des impressions, mais elle a oublié ses cartes d'impression à la maison.
Vu que la maison ne fait pas de crédit d'impression, je lui propose d'enregistrer son document sur une clé USB.
Elle n'en a pas ; moi non plus.

Je lui dis de se connecter à sa boîte mail, en vue de lui expliquer le fonctionnement du Cloud (Google Drive, One Drive et consort).

Une de ses copines lui explique comment saisir un terme dans le moteur de recherche pour aller sur le site de son fournisseur de messagerie. Elle n'avait aucune idée de la façon d'y arriver...

[sourires en coin]

Au moment de se connecter, elle se rend compte qu'elle ne connait pas son mot de passe. Et pour cause, m'explique-t-elle, avec son smartphone, elle est connectée en permanence, et n'a jamais eu à rentrer son mot de passe qu'une seule fois.

[pouffements]

Après plusieurs tentatives infructueuses, elle se décide, sur mon conseil, à faire appel au service des mots de passe oubliés. Le système lui demande une adresse de secours. Elle n'en a pas.

[re-pouffements]

Le système passe à une autre question, et lui demande son numéro de téléphone. Hélas, le morceau de numéro qu'il indique fait prendre conscience à Sarah qu'elle a changé de numéro de téléphone depuis. Impossible de récupérer le code envoyé par SMS.

[ricanements]

Toujours sur mon conseil, elle décide d'indiquer l'adresse mail d'une de ses copines comme adresse de secours pour récupérer le code.
Sa copine va sur sa messagerie. Elle connait son mot de passe, elle !

[ça rigole sec]
 
Mais le système bloque la bonne samaritaine : elle se connecte depuis une adresse IP inhabituelle, alors il lui demande une adresse de messagerie de secours ou un numéro de portable pour sécuriser sa connexion. Elle n'a pas son portable sur elle (donc pas possible d'avoir le code) et n'a pas d'adresse de messagerie de secours.

[fou-rire en vue]

En désespoir de cause, sur mes conseils, Sarah ouvre une nouvelle adresse de messagerie, pour laquelle elle note cette fois son mot de passe. Ça lui prend un certain temps.

Le compte de messagerie est ouvert, Alléluia !
30 minutes ont passé depuis l'arrivée des filles.

A partir de là, je lui ouvre une page du Cloud associé à son compte. Je lui explique qu'il est lié à son nouveau compte de messagerie. Puis je lui ouvre un document texte, lui montre comment enregistrer le document sous son Cloud directement - je lui ai aussi montré comment le faire en ligne, mais elle n'est pas coutumière de l'interface.
Elle ne comprend pas le lien entre les deux, ni comment fonctionne l'accès au document qu'elle veut créer.
Je lui crée un petit schéma scénographique avec la souris du PC, son téléphone et sa carte de bibliothèque pour lui expliquer le principe du serveur accessible par connexion internet, de quelque lieu et appareil que ce soit. [oui, ça n'a pas l'air évident, comme ça, mais j'aurais pris des oranges, des pommes et des bananes, c'était tout aussi visuel].

Elle comprend. Elle s'extasie. Elle a vu la Lumière.
Elle va pouvoir se connecter à son document même depuis le Bled !

On a bien rigolé.

Mais je suis désespérée de voir à quel point les gosses n'ont rien compris. Et quand j'essayais de leur expliquer, Sarah me disait : « nan, mais madame, ch'ui nulle en techno. »
Ce qui signifie certainement une ou plusieurs choses :
  • j'explique de façon trop didactique, pas assez fun,
  • j'ai une tronche de prof,
  • ces filles associent déjà la techno au champs de compétence des garçons, ce qui a le don de m'agacer au plus haut point (oui, ceux qui n'auront pas encore remarqué que j'essaie de combattre le sexisme dès que je le rencontre ont quelques soucis d'acuité visuelle)
  • elle n'ont jamais, jamais été formées à l'informatique de base.
Bien qu'il soit certain que quelques unes des premières réponses soient justes (pour ce qui est de ma tronche... Bon. Pas de commentaires), je suis sûre que la dernière est malheureusement trop vraie.

Sarah ouvre des comptes sur le web comme on mange des petits pains au chocolat (ou des chocolatines, oui, je sais, c'est selon votre situation géographique), ou comme elle perd ses cartes de bibliothèque, et dont elle oublie aussi sec les mots de passe.

Sarah laisse des traces d'elle, de sa jeunesse et de son insouciance partout sur la toile.

Sarah ne sait pas que pour se protéger, elle doit éviter de donner trop de détails personnels lorsqu'elle ouvre un compte.

Sarah ne comprend pas ce qu'est un logiciel ni une application. Ni ce qu'est un document.

Sarah ne sait pas ce qu'est un serveur, ni à quoi ça sert.

Sarah visualise encore moins la relation entre les serveur et les clients, ne comprend pas qu'un client peut être indifféremment un PC, une tablette ou un smartphone.


Sarah incarne nos jeunes ados : des êtres ultra connectés, avec leurs smartphones ouverts en permanence sur Snapchat et consort, et qui n'ont pas le commencement d'une idée sur l'origine et le fonctionnement de ces applis.

Arthur C. Clake disait : « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. »

Et bien, pour Sarah et ses amies, le numérique, c'est de la magie.



* j'ai bien entendu modifié le nom de la demoiselle

samedi 13 février 2016

Bibliothécaire, c'est fatiguant



Il y a des blagues qui courent sur le métier de bibliothécaire, comme quoi c'est cool et pas fatiguant. Bon, ceux qui l'ont exercé savent qu'il peut être physiquement fatiguant dès la première semaine, entre les kilos de documents à déplacer, les horaires décalés et l'accueil des usagers.
Mais ce que les "autres" (qui ne sont pas des aliens, non, juste les personnes qui n'exercent pas notre métier) savent encore moins, c'est que c'est un métier psychologiquement fatiguant.


Travailler en bibliothèque territoriale, c'est épuisant. C'est frustrant. C'est énervant. C'est déprimant. Pour les habitués de ce blog, ce discours n'a rien de nouveau. Je passe ici mon temps à râler. Mais aujourd'hui, je suis fatiguée.
Je suis revenue au travail il y a quelques temps, après plusieurs mois d'absence. Durant lesquels je n'ai pas été remplacée : mes collègues ont apprécié... Ils se sont débrouillé, il fallait bien. Depuis que je suis revenue, d'autres collègues ont dû s'arrêter, plusieurs en même temps, problèmes de santé divers et variés, toujours pour deux mois au minimum. Non remplacés eux aussi. On tourne à 60% de notre effectif depuis longtemps. On galère. On tient bon face au public, on fait de notre mieux, on camoufle les trous, les insuffisances, le manque de temps, de compétences. On est polyvalent, on fait dans le transversal, de vrais petits soldats de la mutualisation. Mais on fatigue. Tous.

Il ne faut pas que ça se voit, alors on doit proposer une programmation culturelle comme si de rien n'était. Les animations, il n'y a que ça de vrai, de tangible, de montrable, de comptabilisable pour pointer les actions d'un mandat électoral. Alors, cahin caha, on bricole des trucs à la dernière minute, en urgence, comme si la vie d'un patient en dépendait. Alors que la vie, l'avenir de nos concitoyens, se joue réellement dans les services les moins "vendeurs" : les ressources que nous proposons, et la médiation que nous faisons de ces ressources (l'accueil du grand public, les formations et les accueils de groupes, les créations ou animations de communautés d'intérêt réelles et virtuelles, et j'en passe). Alors on court pour faire ce qui se voit, des trucs avec des discours, des petits fours et de la pub dans la feuille de chou locale, alors qu'on devrait oeuvrer pour améliorer ce qui ne se voit pas depuis le haut mais que les usagers, nos égaux, nos partenaires dans la vraie vie, reconnaissent : la qualité et la constance de nos services.

Je sais, mon raisonnement est sujet à argumentation, à critique ; bien sûr, nous sommes au service de la collectivité, pas d'une espèce d'idéal auto-généré de ce que devrait être la fonction d'un bibliothécaire. Mais je suis fatiguée. Fatiguée que ma réalité quotidienne soit aux antipodes d'une gestion saine et rationnelle d'une bibliothèque.
Je ne vois pas ce que je pourrais apporter dans mon métier si je ne me sens jamais en phase avec les missions et les tâches qui me sont assignées. Serais-je de l'espèce dinosaurus bibliothecus ? J'espère que non, vu mon âge, mais je le crains parfois.
Je ne sais pas vraiment quoi faire de ma vie, mais j'ai envie d'arrêter d'exercer mon métier.

Il y a quelques mois, j'ai vu une bibliothécaire pour laquelle j'ai beaucoup de respect jeter l'éponge et partir du métier. Dans les dernières heures, une autre bibliothécaire respectée, bien connue des réseaux professionnels, a exprimé son ras-le-bol et son désir de faire de même.

Arrêter. Me reposer. Détourner mon regard de cette petite dame qui s'accroche aux livres pour s'accrocher à la vie, de cette gamine qui fait ses devoirs chez nous parce que c'est là seulement qu'elle peut les faire sérieusement, de ce bébé qui rit à la lecture d'une histoire, de ce père de famille qui a besoin de nous pour transmettre son goût de la lecture à ses garçons, de ce vieil homme qui cherche ses repères dans une société où il est arrivé en tant que réfugié... Détourner mon regard de tous ces gens auxquels je m'attache, jour à après jour, dont j'aime tant voir le sourire s'épanouir sur leur visage, lorsque je leur sors le bon livre, la bonne référence, ou juste la bonne blague pour égayer leur journée ? Sérieusement ? Comment puis-je faire une chose pareille sans perdre mon âme ?

Je ne sais pas.
La bibliothécaire n'a pas la réponse, n'en déplaise à Neil Gaiman.

mercredi 20 janvier 2016

Le Web, les communs et la politique : un dialogue de sourds

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/2e/World_wide_web.jpg
Source : Wikimedia

L'actualité numérique est pleine de surprises, ces derniers temps. C'est un peu comme le nombre de personnalités décédées depuis le début du mois de janvier : un véritable festival. Et c'est malheureusement tout aussi affligeant.
(Oui, bon, j'avoue être plus touchée par la mort de Michel Galabru que par celle de Pierre Boulez. Désolée. Mais rien n'arrive à la cheville de la tristesse que j'ai ressentie à l'annonce de la mort de Bertrand Calenge).


Interdiction des liens hypertextes


J'apprends aujourd'hui que des députés veulent proposer un amendement à la loi en cours de débat sur le numérique. A lire ici. Ils proposent d'interdire l'établissement des liens hypertexte « sauf autorisation des ayants droit des contenus vers lesquels ils pointent ».


Et donc, il y a des députés qui ne connaissent pas l'histoire d'Internet (ou, « de l'internet », pardon. Ils n'ont vraiment que ça à foutre au parlement....) et plus particulièrement de la naissance du World Wide Web. Ce sont les liens hypertextes qui ont créé le Web, demandez à Tim Berners-Lee
Donc, ce que veulent ces députés, c'est la fin du Web. Soit disant pour protéger les droits d'auteur. Pour imposer un droit voisin, surtout, et monnayer l'accès aux contenus. 
Bref, bye bye la toile mondiale, bonjour les murs.

Le ministère contre les communs de la connaissance


Ce sont les mêmes députés qui lisent la recommandation du ministère de la Culture et de la Communication pour ne surtout pas privilégier les communs, communiqué à lire in extenso sur le site de la Quadrature du net. 
Grosso modo, le ministère explique aux députés que la création d'un domaine commun informationnel est, je cite « inutile, dangereuse, et inopportune ». 
Alors même que ses missions sont, je cite toujours « de rendre accessibles au plus grand nombre les œuvres capitales de l'humanité ». (source)

Une petite info, cher ministère de la Culture : « le 30 avril 1993, le CERN a mis le logiciel du World Wide Web dans le domaine public. Puis il a émis la version suivante de l’application sous licence libre afin d’accélérer sa diffusion. En donnant libre accès au logiciel nécessaire pour faire fonctionner un serveur web, ainsi qu’au navigateur et à la bibliothèque de codes associés, il a permis à la Toile de se tisser. » (source)
L'incohérence, ça vous parle ? Comme le dit très bien Neil Jomunsi :

Droits d'auteurs et domaine public


Pour ceux qui n'auraient pas suivi le feuilleton, Olivier Ertzscheid, maître de conférence en sciences de l'information, qui tient un blog très intéressant, s'en prend plein la tête depuis plusieurs semaines par le fonds Anne-Frank parce qu'il promeut l'entrée (ou l'élévation, au choix) du journal d'Anne Frank dans le domaine public. 
Et oui, notre petite Anne, qui a ému plusieurs générations de lecteurs avec son blog d'époque, est morte il y a 70 ans dans un camp de concentration. 
Mais le fonds veut faire admettre que son père Otto est co-auteur de l'oeuvre, et que son entrée dans le domaine public doit donc attendre 70 ans après sa mort à lui. Soit dans 40 ans.
Et donc notre maître de Conf' s'est pris des lettres de mise en demeure dans la tête et ne reçoit aucun soutien officiel. Surtout pas du ministère. Mais heureusement, l'honneur du métier est sauf, il en a de l'ABF.


Clavier adapté au français


Ce même ministère qui veut inventer un clavier plus adapté à la langue française que l'Azerty, alors même que ce clavier adapté existe déjà. Il s'appelle le bépo. C'est Slate qui nous le rappelle
Ou comment gâcher nos impôts avec en voulant créer des trucs inutiles au lieu de favoriser la diffusion de ce qui existe déjà.


PNB, le droit de prêt en bibliothèque


L'immobilisme forcené du ministère en ce qui concerne le droit de prêt numérique en bibliothèque se résume ainsi : chères bibliothèques, demerden sie sich avec vos amis les éditeurs qui pompent les ressources publiques avec des conditions et des tarifs prohibitifs. PNB, ce n'est viable que pour les plus grosses bibliothèques. Qui sont aussi les plus rares sur le territoire français.
Ce positionnement est dénoncé par l'ABF dans un communiqué, auquel la ministre a répondu. J'en rigole encore (jaune).
Je considère que c'est un non-sens absolu de refuser de faire pour les livres numériques ce qui a été fait pour les livres imprimés, à savoir créer par la voie législative une exception au droit d'auteur pour permettre aux bibliothèques de faire leur travail.


Bref, tu l'auras compris, cher lecteur, je suis très remontée contre le ministère de la culture et de la communication, et contre nos députés qui ne comprennent rien aux enjeux du numérique - ou qui décident de ne pas s'en mêler, de peur de faire le jeu de la majorité.
Vive la courte vue, l'opportunisme et la non gouvernance. 
A quoi sert un gouvernement qui ne gouverne pas, mais se contente de choisir quel lobby économique favoriser ?

Bon, je retourne dans ma tanière, où je vais me terrer pendant quelques mois. Bon courage, les gens, on est gouverné par des incapables (et je suis polie, comme le dit si bien Olivier Ertzscheid).