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samedi 14 juin 2014

Un peu de pédagogie [1] : le désherbage en bibliothèque

Mais de quoi tu parles, Bouille ?


Une bibliothèque, c'est un bâtiment. Avec des murs, et un toit. Si.
Comme tout bâtiment, on n'entreprend pas tous les quatre matins de l'agrandir. D'abord parce que ça coûte un bras, un oeil et une réputation à une mandature, et ensuite parce que ça fait plein de saletés partout, tellement de saletés qu'il faut déménager son contenu durant les travaux (documents, usagers et bibliothécaires - quoique les derniers, hein, si on pouvait les ensevelir...).
Partant de ce constat, on comprendra donc un fait tout simple : on évite absolument d'avoir besoin d'agrandir trop souvent une bibliothèque.


Une bibliothèque, c'est aussi un lieu de vie culturelle, où on met à disposition des usagers une offre régulièrement actualisée. Genre, si on n'y trouve pas le dernier Marc Lévy, c'est qu'il y a vraiment un problème. Idem pour la dernière production de J.J. Abrams.
Donc, les bibliothèques disposent d'un budget annuel dit "d'acquisition", qui permettent aux bibliothécaires d'acheter des nouveautés. Il y a environ 270 000 livres qui sortent chaque année (je ne parle même pas des DVD et des CD...), et les bibliothécaires puisent dans ce vivier pour maintenir l'actualisation des fonds de la bibliothèque.

Vous voyez où je veux en venir ?
Si, si, je suis sûre que vous voyez.
Des murs qui ne bougent pas + des achats constants de nouveautés = ?
Au bout d'un moment, ça déborde. 
Tout simplement.

Donc, histoire d'éviter le débordement, il existe un truc de bibliothécaire. Cela s'appelle le désherbage. Le désherbage en bibliothèque, c'est le même qu'en jardinage : il s'agit d'enlever les mauvaises herbes.
Le chiendent et l'ortie de la bibliothèque, ce sont les livres abîmés, tâchés, déchirés, CD et DVD rayés ou cassés, et tous ceux au contenu obsolète ou qui ne présentent plus d'intérêt pour les usagers. 
Toutes les bibliothèques publiques désherbent (les patrimoniales un peu moins que les autres, certes).


Comment tu fais ça ? 

Réponse : difficilement.

Quand il y a un peu de mauvaises herbes, on y va brin d'herbe par brin d'herbe, et quand il y en a beaucoup, on utilise le roundup. Oui, le méchant truc de Monsanto qui désertifie les plates-bandes.
Il va sans dire que la deuxième solution est nettement plus radicale, et bien plus choquante à l'oeil nu et candide du péquin moyen.
Un bon bibliothécaire va donc, de préférence, utiliser la première solution : un désherbage progressif et continu, qui ôte peu à peu des collections ses rebuts. Grosso modo, il enlèvera autant de documents qu'il en a acheté dans l'année.

Le problème, c'est que pour se débarrasser de ces documents, il faut que le bibliothécaire en obtienne l'autorisation officielle. Une question de droit : on ne jette pas un bien public comme une peau de banane.
Pour cela, il faut faire passer en conseil municipal/intercommunal/général une délibération autorisant les bibliothécaires à effectuer le désherbage. On trouve un modèle de délibération sur le site de l'ADBDP. 

L'autre problème, c'est que cette autorisation est accordée - quand elle est accordée -  bien souvent au compte goutte, avec pléthore de questions suspicieuses sur le sort et la destination des documents désherbés, et pourquoi, et comment vous les choisissez, et puis, on ne jette pas un livre ! (ben non, on ne les jette pas : on les mange).

Il n'est donc pas rare que les bibliothécaires ne puissent se débarrasser officiellement de ces rebuts qu'une fois de temps en temps, et non de manière continue comme le bon sens le commanderait. Et que, par conséquent, ils doivent entasser pendant des mois - voire des années -, dans des coins improbables du bâtiment, des milliers de documents en attendant l'Autorisation. 
Et quand ils sortent enfin au grand jour, leur quantité impressionne. Alors, lorsqu'on les donne, on les vend ou on les jette, ils attirent immanquablement l'oeil du citoyen vertueux, qui, une fois sur deux, se met à pousser des cris d'orfraie. 
De préférence en présence d'un élu local...
Bref, le serpent se mord la queue.




Pour les non-bibliothécaires


A ceux qui seraient tombés en ces lieux par accident (citoyens lambda ou élus locaux), sachez que jeter un livre n'est pas un sacrilège
L'époque où l'objet livre était aussi précieux qu'un trésor est révolu : 
  • parce que l'édition est de nos jours pléthorique, 
  • et parce qu'on ne parle pas du contenu, mais du contenant.
Quand on met au recyclage une édition de 1964 de La peau de chagrin de Balzac, on ne jette pas l'oeuvre de Balzac. On jette un vieux détritus de  papier, abîmé par des décennies de consultation et de prêt par des centaines, voire des milliers de gens, et on le remplace par une édition neuve du même texte. En papier, ou en format numérique. Bref, l'oeuvre est intacte.
Un livre, dans une bibliothèque publique, est un bien commun, pas un bien personnel. Il n'a d'autre mission que son utilité. Il sera apprécié, parfois chéri, par un certain nombre de personnes, lecteurs et bibliothécaires. Mais il n'appartient en propre à personne.
Et puis, essayez donc de trouver l'utilité d'un livre sur la géographie de l'URSS des années 80 dans un fonds documentaire pour enfants. A part donner de fausses informations auxdits bambins, qui se taperont une tôle à leur exposé « parce que c'était écrit dans le livre de la bibliothèque »...

Pour les plus suspicieux quant à la légalité du désherbage, allez donc voir la fiche de l'ENSSIB sur le désherbage, dont voici un extrait :
« Depuis la publication du Code général de la propriété des personnes publiques en 2006, seuls « les documents anciens, rares ou précieux des bibliothèques » font désormais partie du domaine public [...]. Les autres documents, c’est-à-dire les collections courantes, principaux objets visés par les campagnes de désherbage, relèvent du domaine privé. Ils sont aliénables et peuvent donc être facilement retirés de la bibliothèque, à condition d’en établir une liste. »


Tiens, je suis bonne, je vous donne quelques trucs et astuces


La bonne manière de faire passer le désherbage, c'est d'abord de faire voter une délibération qui autorise explicitement cette pratique de façon continue, sans limite de durée dans le temps ni de quantité de documents éliminés. 
Cela demande un peu de pédagogie vis-à-vis des élus, mais une fois qu'on a fait comprendre tout ce qui précède aux bonnes personnes, ça passe. J'ai pas dit « les doigts dans le nez ».
Et on a enfin un outil de travail utile et pertinent.
Merci, non, pas d'autographe. Mon humilité en souffrirait.

Ensuite, étant donné que les bibliothécaires ont très rarement du temps à perdre, ils/elles ont besoin de se débarrasser rapidement de ces documents. 

Pour cela, trois solutions :
  • la plus politiquement correcte : trouver une association qui vient récupérer régulièrement les livres encore en bon état et pas trop obsolètes. Belle solution, mais attention : elle est quasiment impraticable. D'abord, parce qu'il n'y a presque pas d'associations qui se déplace pour récupérer les bouquins. En général, on doit leur apporter (et on a vraiment autre chose à faire de nos journées de travail). Ensuite, parce que les livres qu'on retire des rayons sont presque toujours soit en très mauvais état, soit obsolètes. Et enfin, parce ces associations cherchent souvent un certain type de documents que nous ne sommes pas souvent en mesure de fournir.
  • la plus efficace mais la moins bien perçue : on jette les livres abîmés dans les poubelles de tri ou on les fait amener à la déchetterie par les services techniques. Et oui, quand l’œuvre est importante, on la rachète !
  • la plus maligne : on met à disposition des usagers, toute l'année, une caisse de livres désherbés en bon état. Souvent, ils sont obsolètes, mais on a toujours des collectionneurs nostalgiques...
 
Bien entendu, nous ne vivons pas dans un monde idéal, et bien souvent on n'a pas le temps de désherber, ou pire, on n'a pas les moyens de racheter les documents qui méritent de l'être, ce qui nous freine très souvent dans nos opérations de désherbage.


A ce dernier argument, je répondrai ce qu'une sage bibliothécaire m'avait dit aux débuts de ma carrière : 

« Ma fille, rien n'est plus parlant qu'une étagère vide.
Si tu gardes des vieux bouquins pour avoir au moins un livre sur chaque sujet, tu peux être sûre de deux choses :
  1. lesdits bouquins ne sortiront jamais, parce qu'ils sont trop vieux (et souvent obsolètes, ce qui est très ennuyeux)
  2. comme ils remplissent les étagères, jamais un élu local ne te croira quand tu diras que la bibliothèque a besoin de plus d'argent pour acheter des nouveaux documents.
Donc, vide tes étagères de tous les livres qui n'y ont plus leur place ».


Sur ces bonnes paroles, je vous laisse méditer, et je m'en vais continuer à désherber.

12 commentaires:

  1. Chez nous on ne trouve pas le dernier Marc Levy...parce qu'il est tout le temps emprunté. Hi hi !

    Dis donc, à part ça, les références à Balzac ou au Roundup, c'est de la reprise de forum, ça ! Tu pourrais citer tes sources et faire du coup un peu de pub pour Agora, non ?

    Oui je sais, c'est pas gentil de dire ça...

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    1. Ah, c'est repris du forum ? Ca ne me dit rien - en toute honnêteté.
      Tu auras remarqué, contrairement à la remarquable Isalabib, je ne mets jamais de bibliographie et ne cite pas de sources d'inspiration, parce que je ne suis pas forcément consciente de celles-ci au moment de la rédaction.
      Démarche scientifique = 0 / Spontanéité = 1
      Je n'ai pas la prétention de faire oeuvre scientifique et bibliothéconomique en ces lieux. D'abord parce que ça m'ennuie, ensuite parce que mon bagage n'est pas suffisant, pour l'instant.
      J'ai eu l'occasion de voir travailler Dominique Lahary en direct ces deux derniers jours (au Congrès de l'ABF), et je sais que je ne lui arriverai jamais à la cheville en termes de collecte et d'analyse des données, sans parler de sa vivacité surhumaine. Donc je ne m'aligne pas.

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  2. Roundup une seule occurrence
    Balzac 9, sur le forum

    Par contre, va savoir comment fonctionne la mémoire.

    Mais nous, en bib, c'est pas Roundup, nous c'est Youpi, bien plus glamour.
    On désherbe dans la joie et la bonne humeur. Youpi ! :-)

    Par contre, pour l'exemplaire de Balzac de 1964, ça lui fait pas loin de 50 ans d'âge ! Je me demande comment il a pu tenir aussi longtemps... Bon, ok, c'est la "Peau de Chagrin", peau de cuire résistante, et puis c'est Balzac. Hors Père Goriot, plus grand monde pour le lire.

    En tout cas merci pour ce nouvel épisode de la vie trépidante des bibliothécaires.

    J'espère que tu auras un mot sur la vie du congrès.
    B. Majour

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    1. Merci, Bernard. Tu es un vrai bibliothécaire, qui cite même les sources des autres, dis donc !

      Dans la bib où je travaille, j'ai trouvé des livres du début des années 60, sans rire. Le plus vieux était de 62 ou 63. Un truc de ouf. Il était en bon état, c'est sans doute pour cela qu'il n'avait pas été désherbé avant. Mais évidemment, s'il était en bon état, c'est parce qu'il ne sortait pas.

      Balzac ne sort quasiment jamais chez nous, c'est un fait. Bon, je m'abstiens de tout commentaire sur la question : je n'aime pas tellement Balzac.

      Pour le Congrès, j'ai fait du partage en temps réel sur un réseau social bien connu qui commence par un "F". Mais je crois que ni Ferris ni toi, mais plus fidèles lecteurs, n'êtes inscrits dans ce temple de la fugacité. Je ne pensais pas faire un compte-rendu détaillé, mais plutôt évoquer à travers mes prochains billets les questions qui me sont venues durant mon séjour là bas.

      Cela dit, je pondrai peut-être quelque chose sur l'atmosphère... J'ai le regard d'une novice, sans doute niaiseux, comme diraient les cousins québécois, mais certainement rafraîchissant...

      A très bientôt, donc, pour de nouvelles aventures bouillesques. Au plaisir !

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  3. C'est quoi un "roman obsolète", comment on identifie ça, hors critères d'années sans prêt et autres ioupiseries. L'année d'édition n'est pas un critère pour la fiction, à la différence des documentaires. J'ai un petit problème avec cette notion d'obsolescence d'un roman de littérature générale. Je m'en suis rendu compte récemment en tentant d'expliquer ma façon de faire à un novice. Je pratique au fond de façon empirique et pragmatique, mais, à part les "classiques" (en encore qui décide du moment où un roman fait partie des classiques...), pas vraiment de méthode. Les trois dernieres années sans prêt me paraissent un critère très douteux car un ouvrage non sorti n'a peut-être simplement pas bénéficié de la mise en valeur qu'il aurait dû avoir. Et j'ai ainsi réussi à lister et faire sortir des ouvrages de ce genre en leur refilant un petit coup de valorisation. Donc j'attends autre chose. As-tu une méthode ?

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    1. Moi, je sais que je ne désherbe pas la littérature par critère d'obsolescence. Comme tu le dis, c'est trop compliqué à évaluer. Alors je prends comme critère l'absence de prêts sur au moins 5 ans, et puis je désherbe les titres les plus abîmés d'auteurs surreprésentés pour les remplacer par les nouveautés(Levy, Musso, Higgins Clark, Bourdin, Bordes, Anglade, etc.). Comme tu dis, il y a de l'empirisme, du pragmatisme, mais moins de "science" que pour les documentaires.

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  4. Tu remercieras la sage bibliothécaire de la part de la "novice" que je suis. Sa réflexion m'a décidé à désherber des étagères déjà peu fournies. Ca fait un moment ça me démangeait et je dois dire que le jeu en valait la chandelle ! Les étagères sont vides, certes (en attendant les nouveautés), mais beaucoup plus attractives ! Ca cumulé aux nouvelles acquisitions et deux secteurs désertés vont trouver un nouveau public !

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    1. Je le dirai à la dame si je la revois. :)
      Je sais que cela m'aide beaucoup, particulièrement en temps de vaches maigres budgétaires. Cela me permet de garder le cap, et de ne pas oublier que notre premier rôle, ce n'est pas d'offrir des ressources nombreuses, mais bien des ressources pertinentes. Si elles sont nombreuses tant mieux, mais ce n'est pas de notre ressort. Alors que la pertinence, oui.

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  5. C'est vrai, mais il y a des limites au désherbage massif, celui qu'on fait non pour respecter des critères et améliorer la visibilité de l'ensemble, mais celui qu'on fait en catastrophe pour absolument gagner de la place. J'en ai vu faire ça.
    Il y a une limite,que je serais incapable de définir, mais qui fait que la notion de "choix", au sens de quantité, reste importante pour le public. Question d'image, et de comportement général. Le public, l'usager se comporte aussi comme un consommateur (de "biens culturels") dans son supermarché. Si un jour ton supermarché favori ne t'offre que le choix d'une épicerie de quartier, même avec rien que des bons produits, tu en changeras vite fait, ressources pertinentes ou pas.
    Nous refusons d'accepter ce comportement de l'usager-consommateur, nous sommes effrayés par ce que cela signifierait, par les pratiques que cela nous imposerait. Nous sommes dans le déni permanent, depuis longtemps. Nous avons rejeté le "monde marchand", ses produits bas de gamme, ses techniques de mise en valeur. Et nous sommes crus à l'abri, pour longtemps : nous avions marqué notre différence. Mais il est revenu par la petite porte, celle de l'usager. Le même que celui qui va passer ses samedis chez Ikéa. Et maintenant, comme le propose très sérieusement une collègue, nous voudrions faire des formations d'étalagiste...

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    1. Je suis à la fois d'accord et pas d'accord avec toi.
      Nos rayons doivent être aussi attractifs que ceux d'un supermarché, oui, d'accord. L'usager-consommateur est notre réalité, et ce serait une énormité que de l'ignorer.
      Le problème, c'est qu'en général, la moitié (au moins !) de nos fonds est constituée de documents jaunis, tâchés, à la couverture gondolée. L'âge moyen des collections n'est pas celui des produits de supermarchés. Alors, dans ce cas de figure, mieux vaut faire moins et beau que plus et laid.
      Et, au fait, je condamne le désherbage de catastrophe de toutes mes petites forces bouillesques. Il signifie que l'on n'a pas fait son travail correctement en amont. Je sais de quoi je parle, j'ai récupéré un fonds non désherbé depuis 10 ans quand je suis arrivée sur mon poste actuel... Un cauchemar à mettre à niveau.

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  6. bonjour comment ça va ?2 janvier 2015 à 16:05

    C'est vrai que le cas du bouquin de l'URSS est un bon exemple. L’espèce d'objet dont on aurait du mal à refourguer. Au premier abord ça choque de savoir qu'on jette des livres. Mais bon il y aurait une certaine forme d’hypocrisie de voir les usagers s'offusquer d'apprendre que la biographie de Guy Lux (j'ai pris le premier nom en tête) a été détruite alors qu'elle n'a plus été emprunté depuis 5 siècle (j'ai pris une durée aléatoire).

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    1. Oui, l'imaginaire collectif a conservé en tête l'idée que le livre est difficile d'accès. Or, dans les années 2010, rien n'est plus faux : on trouve des livres à tous les coins de rue, dans les supermarchés, les gares, et la majorité de ceux qui sont vendus sont peu chers, en format poche.
      On a sacralisé le contenant au lieu de se concentrer sur le contenu... Il est temps d'avancer !

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