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jeudi 1 mai 2014

Marronnier des bibliothèques [1] : la période post-électorale

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Qu'est-ce qu'on rigole en ces temps de renouveau électoral ! 
On le sait, plein de communes de gauche sont passées à droite, voire plus à droite. L'inverse a été parfois vrai. 
Bref, nous autres bibliothécaires territoriaux nous retrouvons bien souvent avec une nouvelle équipe de conseillers municipaux à... comment dire... hum. Former.

Oh, les nouveaux élus pensent devenir gestionnaire de la commune, ainsi qu'il est de leur rôle légal et démocratique ? 
Nous, nous savons que nous allons devoir les gérer, avec doigté, histoire qu'ils ne fassent pas trop de conneries. 

Je vous vois sauter au plafond, là bas, au fond à droite. A gauche aussi d'ailleurs. Tiens, tout le premier rang a les cheveux dressés sur la tête. Serais-je en train de dire tout bas ce que personne n'a le droit de penser tout haut ? (Comprenne qui voudra).
En fait, ce que je dis, là, c'est ce qu'une majorité d'agents territoriaux pensent des élus qui les cornaquent. Pas les chefs de service, hein, ils sont plus intelligents que ça. Ou du moins, s'ils le pensent, ils ne le disent pas.
(Les élus pensent la même chose de nous). 
(Les relations entre les agents des services de la collectivité et les élus ne sont pas toujours roses). 
(C'est un euphémisme).


Eh oui. La démocratie appliquée est loin d'être aussi utopique que l'idée qu'on s'en fait. Déjà au 4e siècle avant JC, nos amis les Athéniens, inventeurs de la démocratie, devaient payer les citoyens pour qu'ils viennent au débat sur l'Agora, à peine un siècle après l'invention du système. Ce n'est pas joli-joli, ça, n'est-ce pas ?


Pour en revenir à nos moutons, les bibliothèques publiques sont plongées dans une situation paradoxale, et parfois ubuesque. 

Elles sont l'émanation de la volonté politique, c'est à dire du peuple, puisque nous sommes en démocratie. Elle sont nées soit de volonté nationale (bibliothèque nationale, bibliothèques universitaires et départementales), soit de la volonté politique locale - les bibliothèques municipales et intercommunales.
Elles sont créées pour apporter à la population des services en matière de culture, d'information, de formation. Elles sont un lieu d'échange non-marchand. Pour autant, elles représentent un coût élevé pour la collectivité. Oui, oui, la culture a un coût :
  • L'entretien des bâtiments : chauffage, électricité, réparations et rénovations, achat et remplacement du mobilier.
  • Les fonds documentaires : livres, CDs, DVDs, ressources numériques, à renouveler dans une proportion de 10% chaque année. 
  • Le personnel : bibliothécaires, à former et reformer. Parce que le métier de bibliothécaire nécessite une mise à jour constante de ses savoirs-faire, en raison de la rapidité d'évolution des outils de médiation utilisés.
Bref, les bibliothèques naissent et vivent de la volonté politique, des souhaits des élus, de l'argent qu'ils veulent ou peuvent y consacrer.

Mais la gestion de ces bibliothèques est déléguée aux personnes compétentes. Un-e président de la République ou un-e Maire ne possède que rarement les qualités requises, et n'a pas le temps de s'en occuper de toute façon.
Ces personnes compétentes sont des bibliothécaires. Des gens dont c'est le métier. Qui se sont formés pour l'exercer, comme d'autres se forment pour devenir experts-comptable, ingénieurs informatique ou avocats. Bref, des spécialistes.
Comme ce sont des spécialistes, ils savent ce qu'il faut faire, ou ce qu'il ne faut pas faire, suivant le contexte.

Par exemple, un bibliothécaire sait très bien qu'un Maire d'une commune de 4000 habitants limitrophe d'une grande agglomération, qui souhaite faire de sa bibliothèque municipale de 400m² une bibliothèque patrimoniale avec silos de conservation à température et hygrométrie ambiante, parce qu'il ne veut pas entendre parler de désherbage et encore moins de pilon, ce bibliothécaire, disais-je, sait que le Maire se fourre le doigt dans l'oeil jusqu'à la clavicule. Que son projet est intenable financièrement et qu'il n'a strictement aucune pertinence ni intérêt pour la population de la commune.

Autre exemple : un bibliothécaire qui travaille pour un territoire de 30 000 habitants, à qui les élus ôtent 40% du budget d'acquisition ou bien qui décident de ne pas remplacer un responsable de département dont le poste exige des compétences particulières, ce bibliothécaire sait que la bibliothèque file un très mauvais coton. Le public désertera ses murs en un temps record, faute de renouvellement suffisant des fonds ou de personnel qualifié pour effectuer des sélections et une programmation pertinentes. La bibliothèque va péricliter, entrant dans un cercle vicieux : moins de monde, donc moins de budget et moins de personnel, donc encore moins de monde... Et des habitants mécontents, quoi qu'il arrive.


Le bibliothécaire le sait. Mais l'élu nouvellement arrivé non seulement ne le sait pas, mais ne le croit pas. A cause du déficit d'image professionnelle dont nous souffrons (voir l'article précédent).
Pour chaque nouvel élu délégué à la lecture publique, un directeur de bibliothèque doit donc s'atteler à la tâche délicate de créer une relation de confiance suffisante pour faire en sorte que l'élu croie ce que le bibliothécaire sait.
Ubuesque, vous dis-je !


Comme évoqué en commentaire dans un précédent billet par mon bon ami Ferris, l'établissement de la confiance est la partie la plus essentielle des périodes post-électorales. 
Et à chaque nouvel élu, on recommence. On est en butte au mieux, à l'indifférence, trop souvent à l'incrédulité, et parfois à l'agressivité. 
Oui, parce qu'en plus, les élus sont rarement (et inexplicablement) usagers des bibliothèques.
C'est une situation d'autant plus exaspérante que si d'aventure l'élu finit par comprendre et faire confiance au personnel de la bibliothèque, il arrive qu'il ne puisse pas répondre à la demande. Et oui, on sait bien que l'argent ne sort pas de la botte du conseil municipal. On n'est pas idiots. Quoique.

C'est pourquoi, d'un point de vue personnel, je ne préfère pas être directrice de bibliothèque. J'enverrais trop facilement mon élu de référence s'éclater la tête contre le mur, après un croche-pied et un side-kick bien senti dans le bas du dos. Il faut faire preuve d'une patience et d'un sens de la pédagogie développés. Il faut avaler des couleuvres invraisemblables.

Alors, dites-moi, chers collègues directeurs de bibliothèque, comment parvenez-vous à tenir votre rôle sans jamais vous rendre coupable de meurtre sur les élus ? ...ou sur vos subordonnés qui, comme moi, adorent semer la merde.