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samedi 22 mars 2014

Le Grand Silence : être bibliothécaire en période pré-électorale

Tous les bibliothécaires de France et de Navarre - du moins, ceux qui travaillent pour les collectivités territoriales - connaissent ce temps particulier : la période pré-électorale.

Dans cette faille spatio-temporelle, tous les services de la collectivité tournent le bouton off. Ils continuent à œuvrer, oui, mais dans la plus grande discrétion. Ce que j'ai baptisé : Le Grand Silence.

Pour les non initiés, cela est dû au fait que les équipes d'élus en place doivent se faire les plus furtives possibles, histoire de ne pas être soupçonnées de communication en faveur de la campagne d'un candidat aux élections. Il y a des règles de propagande à respecter. Donc, les services territoriaux sous la responsabilité des élus font de même.

Cela peut donner naissance à des situations ubuesques. Voire... Grave débiles.

Prenons une bibliothèque lambda. Elle offre un service nouveau. Ce service est le fruit d'un travail qui remonte à Mathusalem à un certain temps. Cela peut être une offre de livres numériques ou de services en ligne d'auto-formation (dans l'air du temps), un réaménagement, voire un bâtiment neuf (cf l'article précédent).
C'est significatif, important, ça a coûté cher, cela doit rendre service à de nouveaux usagers. 
Sauf que personne n'en entend parler. Pourquoi ? 
Parce que l'aboutissement du projet arrive pendant le Grand Silence. Pas de pub, pas d'inauguration, pas d'invitation, pas de pot, pas d'affiche, pas d'annonce via le site/la page facebook/la newsletter de la collectivité. RIEN.
On dira : "ben pourquoi ils ont pas lancé ce projet plus tard ? ". ben oui, quoi, y sont cons, ces bibliothécaires.
Parce que le temps professionnel n'est pas le temps électoral. 
Que les besoins d'une population sont indépendant du calendrier démocratique. 
Tout simplement.

Ces services ne devraient pas faire les frais d'un excès de prudence politique. Car bien souvent, le Grand Silence est une interprétation ultra circonspecte de la loi. Les élus ont trop peur de ce qu'on pourrait leur reprocher, alors qu'il n'est pas si difficile de prouver que ce genre d'évènement est un hasard du calendrier.
Dans le cas que j'évoque, la mise en place d'un nouveau service est le fruit de longs mois, voire de longues années de travail d'une équipe de professionnels, et l'ordre donné par la tutelle, dont découle ce travail, remonte à encore plus longtemps. C'est facile à prouver, on a toujours des traces écrites dans ce genre de projet. 
Bref, on peut éviter de saboter le travail de toute une équipe à cause d'un principe de précaution à la con. S'il vous plaît, chers élus, ne sabotez pas notre travail. Sinon, nous avons l'impression de travailler dans le vide, et nous finissons aigris et démotivés. Déjà que bon...



Être bibliothécaire en période électorale, c'est aussi avoir à faire aux candidats dans toutes les situations possibles, dans la bibliothèque comme en dehors, mais aussi sur son temps personnel.
Dans toutes les situations, un bibliothécaire se doit de respecter ses devoirs de neutralité politique, de discrétion et de loyauté vis à vis de sa tutelle. Oui, même sur son temps personnel.

Ce qui nous donne des choses comme ce candidat en campagne qui investit, tout sourire, la bibliothèque et interpelle le personnel :
"Bonjour Madame/ Monsieur la/le bibliothécaire, je suis candidat aux élections municipales. Je voulais savoir ce que vous pensiez de la bibliothèque ? Elle marche bien ? Comment ça va ? Vous êtes content(e) ?"
Auquel la/le concerné(e) ne peut pas répondre. Il ne doit pas répondre. Elle/il doit renvoyer le candidat dans ses 22, sans pour autant se le mettre à dos, parce que c'est peut-être son futur patron. Un périlleux exercice d'équilibriste.



On a aussi, en ces temps délétères, quelques excités de la polémique qui débarquent en intimant aux bibliothécaires de leur montrer les objets du délit. Mais si, vous savez...
Comme cet inénarrable :
"Je voulais être certain que vous n'aviez pas le manuel scolaire pornographique : Tous à poil"...
(Extrait tiré du groupe Facebook Tu sais que tu es bibliothécaire quand..., posté le 22 mars 2014)
On appréciera la juxtaposition du terme "pornographique" avec celui de "manuel scolaire", ainsi que la totale ignorance qui transparaît dans le discours, puisque le livre incriminé est un album de littérature jeunesse, pas un manuel scolaire.

Ou ce candidat du FN qui fait remarquer, l'air déjà revanchard alors qu'il vient à peine de débarquer : "Vous n'avez pas Minute ? Je croyais que vous deviez avoir tous les journaux ?". Et qui part lui aussi dans un discours grandiloquent sur l’irresponsabilité des bibliothèques qui osent proposer des albums tendancieux aux enfants. 
La/le bibliothécaire, en face, doit rester de marbre. Le Grand Silence.
Même s'il a une furieuse envie d'assommer son interlocuteur avec le Mourre et lui ferme le clapet en l'étouffant avec le pilon des derniers Marie-Claire.



Et puis on a l'interpellation de candidats sur son temps personnel.

Tu es à une soirée, tu as fini ta semaine et tu te détends. A ta table s'installe une personne que tu connais vaguement, en compagnie d'une autre que tu connais fort bien : elle est élue dans la commune où tu travailles. 
Dans ta petite tête, une loupiote rouge s'allume : ma fille, c'est pas le moment de baver sur tes conditions de travail, tes lecteurs trop stupides, tes chefs incompétents et ces fichus élus qui ne te donnent pas assez de sous pour travailler. 
Au temps pour la détente, il faut rester un minimum sur le qui-vive.
Mais les choses se corsent lorsque la personne que tu n'arrives pas à remettre te fait remarquer qu'elle avait mis les pieds dans ta bib il y a quelques temps et qu'elle avait trouvé le fonds de livres politiques étique. Puis elle te demande carrément : "comment se fait-il que vous n'en achetiez pas plus ? Comment vous les choisissez ?". Le tout, très sérieusement, sur un ton concerné. Elle veut une réponse.

Bon, ben là, fini les vacances, la soirée, la rigolade. La guirlande écarlate des lumières s'est embrasée : tu retournes au turbin, et tous tes devoirs de fonctionnaire ressortent. Neutralité, discrétion, loyauté. Le Grand Silence.
Et tu lui débites, avec tout le sang-froid que tu peux rassembler après deux verres de kir, ton argumentaire professionnel : respect de pluralité des fonds, édition pléthorique, faiblesse du taux de rotation, d'où sélection sévère, bref, politique documentaire
Tout cela sans JAMAIS prononcer le mot "budget", parce que tu as une élue à côté de toi, qui écoute de toutes ses oreilles, et que ledit mot, sorti de ta bouche et même sans être accompagné d'un adjectif qualificatif, est susceptible de passer pour une critique de la politique de la ville qui t'emploie.
La quasi-inconnue écoute avec attention et admet les arguments. 
Heureusement pour toi, l'élue elle-même glisse : "il faut dire aussi qu'il y a une question de budget".
... Raaaaaaah... Soulagement ! C'est pas toi qui l'a dit !
Fin de la torture, tu peux retourner à ton kir et tes blagues débiles.


NB : tu découvres un peu plus tard que cette quasi-inconnue est co-listière, très haut placée, sur la liste dominante de ta commune employeur... Et tu bénis ta relative sobriété à cette soirée !



Tu l'auras compris, cher lecteur : être bibliothécaire en période pré-électorale n'est pas de tout repos. 
La question du livre reste une question porteuse d'affect, un océan d'affect, qui attire tous les débats politiques, des plus nobles aux plus démagogiques. Au milieu, se débat la fille/le type qui essaie juste de bien faire son travail.
Et je peux te dire, ami lecteur, que je suis HEU-REU-SE que les élections aient lieu demain : je n'en peux plus de devoir surveiller chacune de mes paroles et de devoir me méfier de toutes les personnes que je croise.
Vivement demain !